« On ne parle que des gens qui ont la belle vie ! » Quand Norbert, 57 ans, parle des médias, c’est sans mâcher ses mots. Devant le panneau en forme de carotte qui indique l’entrée de l’épicerie sociale et solidaire de Ferques (62), il fulmine. Norbert est ici car, comme tous les autres, il a du mal à joindre les deux bouts. Poissonnier dans un supermarché après avoir longtemps été fileteur – préparateur de poisson – dans des magasins de marée à Boulogne-sur-Mer, il raconte : « C’est un métier rude, c’est pas être derrière un ordinateur ! » Cette année, il ne partira pas en vacances, manque de moyens. « Pourtant, ça ferait du bien », lui qui trouve qu’on voit toujours le sud et les plagistes à la télé. Aujourd’hui, il enrage d’avoir travaillé autant – jusqu’à 19 h par jour – pour gagner si peu, et d’être contraint de venir à l’épicerie chercher ses denrées à moindre coût.
Nicole, assise sur son déambulateur, est dans la même situation : « quand on vient vous chercher pour vous dire que vous avez le droit à des coupons alimentaires, je peux vous dire que ça vous fout un coup. » se souvient-elle, bouleversée. Mais l’ancienne commerçante de 73 ans se ressaisit vite. La dame a la langue bien pendue : « Si on montrait que tout le monde galère, on aurait moins honte ! » lance-t-elle, perspicace, avant d’enchaîner sur le socialisme, le survivalisme, ou encore l’humanisme.
Son constat n’a rien d’étonnant. Selon le récent rapport de l’Observatoire des inégalités, les ouvriers représentent seulement 2 % des personnes entendues à la télévision alors qu’ils représentent 12 % de la population. À l’inverse, les cadres représentent 65 % de ceux qui s’expriment à la télévision pour seulement 10 % de la population. Un prisme inversé qui renvoie une image déformée de la société. De quoi se sentir bien seul face à la pauvreté. À 17 ans, Justine, venue accompagner sa grand-mère, trouve aussi qu’on ne parle « que des riches. Pour les Jeux Olympiques de Paris, on cache les SDF pour que ça soit mieux à la télé. Mais qui peut se payer une place là-bas? » Elle redoute de devoir travailler pendant ses études. Elle ira à Boulogne pour sa première année de médecine, en attendant une bourse qui lui permettra de trouver un logement à Amiens.
Nicole, notre retraitée aux grandes lunettes bleu, marron et rouge, ne touche que 300 € par mois de pension, et sort de quatre mois d’hospitalisation qui se sont mal passés. « Les journalistes devraient prendre le temps de vraiment rencontrer les gens. Si on remettait l’humain au milieu, ça serait mieux. » souffle-t-elle. La chargée de l’épicerie solidaire, Noémie, est bien d’accord : « Franchir la porte de l’épicerie, c’est dur à accepter, mais c’est déjà sortir de l’isolement. Ensuite, on les met dans des démarches administratives. »
Aujourd’hui, 60 familles bénéficient de l’endroit, un chiffre qui augmente de manière inquiétante selon elle, avec la flambée du prix l’énergie de ces six derniers mois. Rien que la semaine dernière, la responsable du lieu depuis six ans a enregistré cinq nouveaux bénéficiaires. « Avoir un paquet de pâtes à 30 % du prix du marché, ça fait du bien. Les actualités, ils en discutent, on voit bien que ce qui les inquiète, c’est l’inflation. » Mais trop de gens sont encore isolés dans les 21 communes alentours et c’est la seule épicerie solidaire pour 22 000 habitants. La jeune femme de 28 ans espère bien un jour avoir le soutien des collectivités pour pouvoir développer une épicerie mobile afin d’aller à la rencontre de celles et ceux qui ne peuvent pas se déplacer.
Sophie Bourlet, Timothée Vinchon et Martin Gallone à la photographie.